13
Neuhadra des Mille Soleils

fin 14790 E.G.

 

Par la Main équilibrée et l’Esprit équitable de notre Juste Empereur nous découvrons en Son Nom, stipulé sans la moindre ambiguïté au ¶45 du Traité de Sanahadra, que le peuple Helmarien des Mille Soleils d’au-delà de la trouée d’Helmar a, par son serment d’allégeance, accepté un statut de minorité sur les planètes terraformées et/ou colonisées et/ou revendiquées par ses ancêtres, comme spécifié à l’appendice P.

 

Comte Ism Nokin de la Cour de Sublime Praxis, arrêté no AZZ-243 env. 7992 E.G.

 

 

Quelque chose clochait. Eron Osa le percevait très nettement malgré son inexpérience. Il avait appris à interpréter les expressions des gens, les motivations tapies derrière leurs préoccupations et les significations de leurs changements de projets inopinés. S’il avait consacré des années à épier son père, ce n’était pas pour rien. À présent qu’il se trouvait loin de son foyer et de son géniteur, c’était son tuteur qu’il gardait à l’œil… un homme dont l’attitude révélait des intentions soigneusement dissimulées.

Saut après saut, Eron s’élevait au-dessus du Grand Bras galactique vers un point où quatre-vingt-quinze pour cent du plan de la Galaxie s’étendaient en contrebas tel un vaste océan qui brasillait. Il commençait à prendre conscience de l’immensité du second Empire et du peu de chose qu’il savait sur lui. Après leur troisième saut, sa curiosité était telle que la directrice de la passerelle l’autorisa à utiliser son télescope pour contempler toutes les merveilles de la sphère céleste qu’il pouvait découvrir pendant que le vaisseau s’immobilisait pour recharger ses hyperatomiques.

L’écran circulaire qui surplombait le poste de pilotage était aussi coûteux qu’un miroir de bordel de luxe. Pour renforcer cette impression, son cadre en bronze baroque était décoré de plantes grimpantes dont les feuilles couvraient pudiquement des dryades à la timidité voluptueuse. Les interrupteurs du pupitre de commande étaient des nymphes, des ondines, des bacchantes et des sylphides sensuelles au toucher. Assis juste à côté, il y avait un roboconsultant céleste travesti en sibylle qui avait quatre seins et une bouche ouverte en permanence. Au-dessus du télescope étaient épinglées deux amulettes porte-bonheur : une icône de Kambal Ier et une figurine miniature d’Harkon le Voyageur en tenue d’apparat.

Après le préchauffage, l’immense étendue laiteuse révélée par le télescope se scindait et prenait vie. Eron ajustait contraste, résolution et grossissement tel un enfant de quatre ans rongé par l’impatience. Ce qui lui plaisait le plus, c’était jouer avec les filtres. Il imposait ses volontés à la totalité du spectre électromagnétique et passait de la bande large des ondes radio à la fréquence très élevée des rayons gamma afin de tout voir, ou à l’étroite bande de cent cinquante à deux cent cinquante nanomètres des ultraviolets pour ne conserver que les étoiles ayant une chaleur suicidaire, s’il n’éliminait pas toutes celles ne correspondant pas à d’autres spécifications comme, par exemple, les raies du carbone de Fraunhofer. Ils étaient seuls dans ce secteur de l’Espace mais il savait qu’il n’aurait eu qu’à établir une connexion spatiotemporelle avec les télescopes d’autres vaisseaux pour voir des planètes se trouvant à cinquante lieues de là. Waouh ! Il s’imaginait dans la peau d’un amiral de la Flotte étoilée qui avait à sa disposition un millier de tels appareils interconnectés pour étudier l’invasion d’un lointain système stellaire.

Et il pouvait l’orienter à sa guise sans devoir demander à la mégère de déplacer le vaisseau ! Regarder où ? Il utilisa son fam pour transférer une série de coordonnées puisées dans un almanach stellaire mémorisé au cours d’une longue soirée d’hiver, alors qu’il scrutait les cieux d’Agandre avec ses jumelles. Merveilleux ! Même ces connaissances inutiles stockées dans son cerveau d’appoint lui servaient quand il s’y attendait le moins !

Il commença par contempler pendant un inamin l’image de l’étoile d’Agandre avant de passer…

… au tourbillon d’Andromède. Y avait-il au-delà de l’espace intergalactique un autre Empire vorace qui annexait un système stellaire après l’autre ? Il imaginait, en teintes pastel, des lézards intelligents aux yeux enchâssés dans les narines et vêtus de vestes en cuir de mammifère qui rangeaient leurs montres de gousset incrustées de pierres précieuses dans des pochettes en peau prélevée sur des seins de femmes, repoussées et fermées par un anneau en cuivre traversant le tétin.

Il sourit et déplaça l’instrument vers une nébuleuse locale appelée le Grand Démiurge avec son écheveau d’explosions de filaments, un système solaire soufflé, à l’histoire indéchiffrable, aux archives transmuées en plasma… puis il l’orienta vers le soleil de Sublime Sagesse, Imperialis, sans rien voir dans le halo éblouissant de ce conciliabule de voix stellaires.

Il perçut dans son dos une présence. « Pas comme ça ! Je parie que tu cherches Sublime Sagesse ? »

C’était la directrice de la passerelle, une femelle à mamelles qui surveillait par lien infrarouge l’enfant qu’elle avait autorisé à utiliser son télescope. Cette vieille sorcière flottait en apesanteur derrière lui et se manifestait à la moindre erreur pour ébouriffer ses cheveux et guider sa main…

Cette fois, elle lui enseigna à reproduire les principales étoiles séparant la position qu’ils occupaient et Imperialis puis à passer des sims à la réalité en mode de superposition rétroactive par de légères pichenettes données aux interrupteurs. Songeur, il se remémora ce qu’il avait appris dans son livre sur la vie des Empereurs du premier millénaire. Bien que rongés par l’avidité, ils n’avaient pu conquérir pendant la genèse de leur Empire qu’une infime partie de ce que lui révélait ce télescope.

Il aurait voulu tout savoir. Pourquoi son tuteur ne lui avait-il pas tout dit ? Il cessa de s’intéresser à l’Espace. Que lui dissimulait Murek ? Pourquoi avaient-ils soudain changé de destination, après leur arrivée à Ragmuk ? N’avait-il plus rien sur ses créditsticks ? Auquel cas, où était passé son argent ? La méfiance que les étrangers inspiraient aux Gandriens l’empêchait de poser la question, mais il avait la ferme intention de le découvrir, avec une patience d’araignée. Il lui suffirait de feindre l’innocence et d’attendre que des indices se prennent dans sa toile. Augmenter la capacité et la vitesse de traitement de son fam figurait en tête de ses priorités.

Il ne disposait pas encore de tous les éléments. Murek Kapor était-il le véritable nom de son précepteur ? Des indices – quelques impairs – laissaient supposer le contraire… Mais il se demandait pourquoi un enseignant aurait changé de nom. Qu’aurait pu dissimuler cette fausse identité ? Était-il recherché par la police ? Les faux-semblants abondaient, au sein de l’Empire ! S’il avait pu voir un peu plus loin, il aurait discerné la cime des arbres qui entouraient le Lyceum de Sublime Sagesse !

Le temps était compté pour tout ! La vieille sorcière sortit le registre de veille et lui attribua une nouvelle corvée. Il soupira. Elle le privait de télescope, mais il ne protesta pas. Il avait appris à la connaître. Elle lui donna une petite tape sur les fesses, assez énergiquement pour le propulser en douceur vers le placard à balais.

Récurer le pont lui laissait le loisir de broyer du noir. Il avait compris que son précepteur ne tiendrait pas sa promesse de lui obtenir une bourse d’études. Leurs conditions de transport vers Neuhadra éliminaient tout doute à ce sujet. Si la minuscule cabine de Murek Kapor et de Rigone était incontestablement inconfortable, il devait quant à lui partager sa couchette avec un homme d’équipage ! Il rêvait d’un soleil matinal se déversant sur des vases de plantes feuillues. Comment avait-il pu ronchonner contre sa mère lorsqu’elle lui reprochait de les arroser de mauvais cœur ? Comment avait-il pu faire abstraction de la magnificence de sa chambre luxueuse, là-bas dans les hautes terres de la Grande Île d’Agandre ? Gratter des siècles de crasse sur les cloisons d’une coursive plongée dans la pénombre lui faisait apprécier le goût de sa mère en matière de décoration et d’ameublement, et l’importance qu’elle accordait à leur entretien régulier.

Il n’était autorisé à dormir que quand son compagnon de couchette était de quart. Qu’Eron règle le coût de son passage en exécutant des tâches indignes d’un robot à tout faire était apparemment une clause du contrat que Murek avait négocié. Diverses sections du vaisseau étaient en réparation. Quand il osait s’en plaindre, la matrone dépenaillée se contentait de sourire et de lui attribuer des corvées supplémentaires, en partant du principe qu’il fallait s’occuper pour être heureux. Cette sorcière pouvait se permettre d’avoir de pareilles théories ! Elle n’était pas méchante, mais lorsqu’il la choquait elle lui tenait des propos équivalant à : Tu n’imagines tout de même pas que tu as, en raison de tes origines, un statut de passager ? Néanmoins, elle lui révélait des mystères du vaisseau dès qu’elle n’avait aucun travail répugnant à lui confier. Elle lui avait par exemple appris à se servir du télescope et, à une occasion, elle lui avait offert un cookie prélevé dans la réserve qu’elle dissimulait dans son soutien-gorge. Une friandise bien meilleure que le gruau servi au réfectoire.

Cent jiffs firent un inamin. Cent inamins firent une heure. Les veilles s’écoulaient. Cent veilles firent un mois. Il n’en pouvait plus. Travailler de ses mains, dormir, récurer, dormir, peindre, dormir, courir et s’incliner bien bas ! Il existait une limite à de telles indignités ! Il était le fils du Grand Adjudicateur d’Agandre, bon sang !

Mais quand Eron fut sur le point de se rebeller ouvertement, Murek le ramena à la raison en lui déclarant : « Exécutez ses ordres. Dites-vous que ce n’est rien. Sur le monde où nous allons, les enfants sont liés par des contrats de travail si draconiens que, comparée à leurs maîtres, la directrice de la passerelle me fait penser à votre sainte mère. »

Eron remarqua un pétillement malicieux dans ses yeux, mais il ne put déterminer s’il avait voulu plaisanter.

« Je pourrais vous vendre pour quelques crédits sitôt arrivés au port. Il n’est pas toujours possible de mener ses projets à bon terme et vous êtes une véritable peste qui pose bien trop de questions. Je vais néanmoins vous répondre. Il est exact que je ne sais pas trop ce que je ferai, mais ma présence d’esprit ne nous permet-elle pas de continuer de progresser par bonds ? Alors, mangez votre gruau et cessez donc de geindre. »

En l’entendant tenir de tels propos, il était difficile d’admettre que maître Murek Kapor savait ce qu’il faisait, avec ou sans présence d’esprit. Mais Eron décida d’ajourner sa révolte. Il leur restait encore d’interminables veilles pour sauter d’un avant-poste infernal et désert au suivant. Cela lui laissait le temps d’échafauder – en rêve – des évasions de petits mondes interstellaires obscurs. Murek avait-il véritablement l’intention de le vendre ? L’esclavage n’avait-il pas été aboli sur tous les mondes ? C’était le second Empire, bon sang ! Il ne vivait pas à l’apogée de l’Empire maléfique !

Ils firent des détours spéléologiques hyperspatiaux loin de toute étoile, la monotonie des trajets n’étant rompue que par les haltes effectuées sur des mondes mineurs, puis la directrice lui annonça qu’ils avaient atteint Neuhadra. Il était temps ! Eron remontait des canalisations qu’il avait laborieusement fait briller, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les corvées étaient terminées ! Mais il n’était pas rassuré pour autant. N’allait-il pas débarquer sur une planète où les lois autorisaient l’exploitation des enfants ?

Eron savait que son précepteur avait été réduit à la misère, mais pas dans quelle mesure. Il était conscient d’être son seul bien négociable. Murek irait-il jusqu’à passer aux actes ? Prévoir le pire était logique. Cependant, rien n’était encore joué. Il avait confiance en cet homme et continuerait peut-être de le suivre. Ce qui ne l’empêcherait pas de prendre ses distances sitôt posé. Oui. Il filerait comme une fusée propulsée par des antiprotons !

Néanmoins, ce n’est jamais lorsqu’on s’imagine avoir tout pris en compte que la vie acquiert un sens. La directrice de la passerelle lui remit un dernier cookie prélevé dans son soutien-gorge puis la roboyole les emmena tous les trois – Murek, Rigone et Eron – au poste de douane supérieur où les attendait un yacht doré aux grands ailerons décoratifs. Là, ils furent accueillis par deux hommes d’équipage qui firent le nécessaire pour leur éviter les formalités d’usage et les descendirent sur la planète dans une cabine aux lambris de bois précieux cirés où un robocuistot leur servit du champagne et des œufs à la coque. Ce fut d’ailleurs en ayant la bouche pleine d’œuf frais qu’Eron découvrit en ouvrant de grands yeux un paysage crépusculaire impressionnant qui entra rapidement en expansion pour devenir un spatioport privé niché entre des montagnes. Il ne desservait apparemment qu’un château. La résidence du plus grand esclavagiste de la planète ?

Tout était obscur et froid, lorsqu’ils débarquèrent. Il y avait une pellicule de gelée blanche sur le sol et les bâtiments, les champs et les arbres, mais il ne voyait pas un seul nuage dans le ciel, seulement des étoiles. On leur remit des manteaux chauffants et Eron s’étonna de voir de la vapeur s’échapper de sa bouche chaque fois qu’il expirait. L’air était raréfié, ici. Leurs toques de fourrure dissimulaient un concentrateur d’oxygène et un masque facial rabattable. Il entendait quelque part un oiseau intrépide gazouiller une invitation à s’abandonner au sommeil.

Et, merveille des merveilles, il voyait d’innombrables étoiles s’abattre dans le ciel. Il tirailla la manche de brocart du manteau prêté à son précepteur.

Ce fut Rigone qui déclara : « Tout indique que nous arrivons juste à temps pour assister à une pluie d’étoiles filantes.

— Ce n’est pas constant mais très fréquent, intervint l’homme en uniforme qui les guidait vers un aérocar en attente.

— Vous voyez ces étoiles très brillantes, là-haut ? »

Pendant qu’ils marchaient dans la froidure, Kapor redevint un enseignant et désigna deux lueurs très vives à mi-hauteur dans le ciel et une autre moins importante au-dessus des montagnes où le Tourbillon Galactique poudrait l’horizon. Elles évoquaient des projecteurs mais restaient immobiles… Il s’agissait de soleils !

« Le système de Neuhadra en compte sept, dont quatre qui sont invisibles d’ici. Ils sont assez éloignés pour que l’orbite de ce monde reste stable – même si elle n’est pas aussi circulaire que le souhaiteraient les climatologistes – mais ils n’attirent pas à eux les débris interplanétaires. Il en résulte ces innombrables météorites qu’il faut surveiller en permanence. Je ne crois pas qu’il y ait ici une seule personne qui ne lorgne pas le firmament tous les cinq inamins.

— Vous étiez déjà venu à Neuhadra ? s’enquit Eron.

— Non, mais mon ami Mendor parlait constamment de ce ciel qui lui tombait sur la tête, quand nous poursuivions nos études.

— C’est un mathématicien, lui aussi ?

— Un des meilleurs. Et très riche de surcroît. » Murek s’était penché pour murmurer cette précision à l’oreille d’Eron, qui ne put voir son sourire mais le perçut dans sa voix. « Nous arrivons juste à temps ! Qu’en dites-vous ? Avez-vous autant d’appétit que moi ? »

L’aérocar chauffé se pressurisa pour le saut les séparant des pignons d’un manoir de famille assez grand pour avoir une centaine de chambres. De la plate-forme d’atterrissage installée sur le toit, il paraissait encore plus grand. Les cheminées ! Il y en avait huit. Avaient-elles les mêmes fonctions que celles de Sublime Sagesse ? Étaient-elles chargées d’assurer un contrôle climatique ?

« Non », répondit Rigone.

Il présumait qu’il s’agissait des radiateurs de la climatisation.

Eron tenta de se détendre en restant assis sans rien dire pendant un souper très bruyant en compagnie du clan Glatim. Il y avait ici plus de serviteurs que de convives ! Et chaque serveur était assisté par des robots qui se morphaient hors des murs à la demande. Il régnait ici une vive animation. Neuhadra avait de longues journées et des nuits aussi interminables, ponctuées par plusieurs crépuscules. Murek consacra tout le repas, du renard rôti aux doigts de dame à la crème, à ses retrouvailles avec son vieil ami Mendor. Il mangeait moins rapidement que les autres, pour tendre ensuite sa paume afin d’interrompre la conversation le temps de rattraper son retard par des mouvements rapides de fourchette et de mandibules.

Eron réunit finalement son courage pour lui donner un coup de coude et lui chuchoter à l’oreille : « Est-ce ici que vous allez me vendre ? »

Son précepteur lui sourit gaiement et lui retourna la bourrade. « Il va falloir vous accoutumer à mon sens de l’humour. Vous rappelez-vous ma petite plaisanterie au sujet de l’Horezkor ? » Sa voix était un peu avinée. « Je devrais vous offrir un cadeau, pour me faire pardonner. Avez-vous déjà possédé une esclave ? »

C’était une transition sidérante de la pauvreté à la richesse. Moins de deux veilles plus tôt Eron s’échinait à récurer les coursives d’un petit vaisseau stellaire pourri comparable aux oubliettes que son âme d’enfant lui avait fait imaginer sous l’Alcazar. Et il se retrouvait sous une pesanteur qui le faisait bondir, devant une table croulant sous la nourriture, dans une salle immense et pleine de personnages un peu gris et richement vêtus. Il n’avait autour de lui que des étrangers, et que Murek lui eût interdit de garder son étui à kick parmi tant d’inconnus était inadmissible ! Les données contradictoires saturaient son esprit et, quand la pendule sonna le milieu de la nuit locale, il était suffisamment groggy pour s’allonger avec soulagement dans n’importe quel lit, même la plus exiguë des couchettes d’un placard de vaisseau. Son horloge interne s’était déréglée. Ils ne vivaient pas en respectant les veilles, ici, et les journées n’étaient pas décimalisées normalement !

Ce fut seulement lorsqu’il essaya de se lever qu’il prit conscience d’avoir abusé du vin doux. À moins que ses étourdissements ne soient attribuables à l’atmosphère raréfiée. Toujours est-il qu’une jeune servante, sans doute de son âge, dut le soutenir pour le guider vers sa chambre avec une patience teintée d’amusement. Elle récupéra en chemin ses bagages et soupesa son livre comme si c’était le premier qu’elle voyait. Qu’une fillette si menue fasse le travail d’un homme le mettait mal à l’aise, mais elle refusa de le lui donner lorsqu’il voulut porter son bien par pure politesse gandrienne.

« Vous avez bu, monsieur, lui reprocha-t-elle en souriant. Titubez encore et je vous prends sur mon épaule. »

Il lui obéit. Murek l’avait averti que les étrangers avaient d’autres usages et qu’elle soit une étrangère était incontestable. D’ailleurs, il était bien trop las pour approfondir la question. Avec l’aide de la servante – elle était forte –, il réussit à gravir les marches sans trop se ridiculiser. Leur progression sur le plancher d’un couloir du premier étage (bien plus large que les coursives du vaisseau qu’il avait récurées) les conduisit jusqu’à la porte d’une chambre dont les dimensions le sidérèrent. Mais il ne lui restait plus assez d’énergie pour l’explorer et il s’affala dans un lit qui aurait pu recevoir un occupant quatre fois plus corpulent que lui. Moins d’un jiff plus tard il ronflait, le visage enfoui dans un oreiller.

Le lendemain matin, à son réveil, la clarté dorée de l’aube se déversait sur lui. Il avait dormi longtemps – Neuhadra était une planète paresseuse où la durée des journées était de trente-sept pour cent supérieure à celle d’une journée galactique standard de trois veilles… et la fille n’était pas repartie. Elle avait dû le dévêtir, car il n’avait plus rien sur lui, et elle était couchée près de lui, nue elle aussi et toujours assoupie. Sous l’édredon, sa chaleur corporelle était proche et érotique. Tout cela était inattendu et choquant, pour un Gandrien. Le choc fut tel qu’il détourna la tête vers la fenêtre ovale, aussi grande que la pièce, et il vit toute l’étendue d’un lac si vaste qu’on ne remarquait pas immédiatement qu’il remplissait un cratère.

Se retrouver pris en étau entre un destructeur de planète et une fille nue à peine pubère, la dureté du roc et la douceur de la chair, le terrifiait. Il devrait demander à son fam de lui faire un résumé de la soirée précédente car une épouvantable migraine avait tout effacé de son bioware. Il n’était pas à exclure, que l’Espace l’en préserve, qu’il se soit passé plus de choses entre lui et cette fille qu’il ne s’en souvenait.

« Vous vous êtes réveillé », constata-t-elle.

Et, parce qu’il gardait la tête orientée vers la fenêtre et restait totalement immobile, elle ajouta : « Je le sais. »

Elle caressa le haut du dos d’Eron qui sentit avec effroi son pénis réagir à ce contact. Elle secoua doucement ses épaules, se ravisa et prit une inspiration.

« Ne vous tournez pas et ne faites rien avant que nous n’ayons mis certaines choses au point, l’avertit-elle. Vous êtes tous pareils, vous les étrangers. Je n’ai aucune confiance en vous. Ma mère m’a dit de ne jamais, jamais faire confiance à un visiteur, le jour où elle a signé mon contrat.

— Quel cratère ! » fit Eron, pour changer de sujet.

Il regardait par la fenêtre ovale la seule chose assez imposante pour détourner son attention du corps de cette fille. Il était allongé sur le flanc, ce qui réduisait son champ de vision, mais il n’osait pas s’asseoir. « On dirait une chaîne de montagnes ! »

Perché sur le rebord du cratère, le manoir des Glatim donnait sur la cuvette et au-delà. Le spatioport devait se trouver derrière eux. Le fam d’Eron complétait son éducation en soulignant les effets de l’érosion et des intempéries, et il en conclut que le cataclysme n’avait pas eu lieu plus d’un million d’années plus tôt, peut-être la moitié de ce laps de temps. C’était intéressant, mais moins que le doux contact de ces mains sur ses épaules nues.

« C’est le plus grand cratère de la planète, mais il est sans intérêt, dit-elle. Ce n’est pas ce qui manque, ici. »

Elle essaya de le faire rouler vers elle, d’une main douce mais puissante de paysanne. « Vous ne m’écoutez pas, monsieur. Vous devez sceller notre accord avec vos yeux. »

Elle agrippa ses cheveux pour contraindre sa tête à pivoter vers la sienne.

« Je vous ai demandé de ne prendre aucune initiative. J’exige que vous vous y engagiez du regard. »

Il ne put esquiver plus longtemps ses yeux bleus, soulignés de légers traits de henné. « Que s’est-il passé, lors de la collision ? »

Il calculait l’énergie de l’impact afin de pouvoir en déduire la taille de l’astéroïde qui en avait été la cause.

« Par l’Espace ! Quelles ont été les conséquences pour Neuhadra ?

— Je n’en sais fichtre rien, répondit-elle en secouant imperceptiblement la tête, sans savoir si elle avait retenu son attention. Je n’étais même pas née. »

Il avait souvent rêvé que la maîtresse de son père le déshabillait. Rêvé, seulement. Douce Mélinesa. Elle avait un âge respectable, au moins la quarantaine ; alors qu’avoir une fillette dans son lit était ridicule. Les garçons de son âge devaient être initiés aux plaisirs de la chair par des femmes mariées et expérimentées ! Contraint de la regarder en face, Eron ne put s’empêcher de vérifier si elle avait son fam… ce qui était le cas ; une œuvre de Façonneur délicate gracieusement nichée sous son abondante chevelure. Elle ne l’utilisait pas à son avantage, c’était certain ! Elle était là… concentrant son esprit pour résister à l’assaut d’un étranger qui était, pour l’instant, figé comme un lièvre terrifié. Découvrir qu’il avait désormais un statut d’individu dont il fallait se méfier l’avait ébranlé. Il tenta d’esquisser un sourire ironique et suffisant à la Murek Kapor.

« Comment t’appelles-tu ? s’enquit-il.

— Ce ne sont pas vos affaires, monsieur, expliqua-t-elle posément. Pour vous, ce sera Fille, si vous le voulez bien. Jeune Fille si je vous ai mécontenté et que vous désirez me réprimander.

— Oh ! »

Il ne savait pas de quoi elle parlait, sans que son étrange accent soit en cause. Les voyageurs avaient-ils besoin d’une adaptation tant physique que sociale après avoir vécu des mois dans le placard d’un vaisseau ?

« Est-ce ta chambre ou la mienne ? » demanda-t-il, pour disposer d’éléments qui lui permettraient de dissiper sa confusion.

Car rien ne pouvait apparemment être considéré comme acquis, ici.

« La vôtre, monsieur. »

Et l’intonation avait rendu un « voyons » inutile.

« Et qu’y fais-tu ?

— Je suis votre servante, monsieur. Je suis ici pour vous servir, exécuter vos ordres et veiller à ce qu’il ne vous arrive aucun mal quand vous êtes ivre, même si je dois pour cela mettre ma vie en péril. » Puis elle ajouta, en baissant les yeux plus avec coquetterie que frayeur : « Je suis à votre merci mais il est stipulé dans mon contrat que j’ai le droit de me défendre. »

Servante… Eron trouvait ce mot étrange. Bien qu’il figurât dans son vocabulaire, il manquait de signification précise car il n’avait aucun contexte dans lequel le placer. Il n’y avait pas de serviteurs, sur Agandre, seulement des prestataires de services dont le statut variait en fonction des circonstances et de règles extrêmement compliquées. « Tu dois donc faire tout ce que je te demande, Fille ?

— À condition que ce soit prévu dans mon contrat, monsieur, répondit-elle en minaudant. Vous pourriez en famférer une copie, mais je vous le déconseille. Le transfert serait accompagné par l’installation automatique d’inhibitions comportementales. »

Pour rendre plus explicite ce qu’elle passait sous silence, elle tendit la main sous les couvertures et tapota son pénis en érection. Elle gloussa.

Il commençait à prendre conscience des problèmes qui se posaient aux voyageurs. Ils devaient apprendre constamment des règles pour eux nouvelles et déconcertantes. « Et quels sont tes devoirs, tels qu’ils sont définis dans ce contrat ?

— Vous satisfaire. »

Elle avait dit cela sur un ton catéchistique. Elle avait des réserves personnelles à émettre – il le percevait dans son intonation – mais il n’était pas dans ses intentions de les lui exposer. Il devrait faire des suppositions.

Et ce qu’il supposait le troublait car c’était contraire aux usages gandriens. D’après son attitude, elle était disposée à ne pas interpréter trop strictement les clauses restrictives de son contrat s’il s’abstenait de lui rappeler quel était son statut. Ce qui confirmait que la gentillesse était toujours payante. Il était conscient de l’intriguer et de la terrifier, mais il savait qu’elle s’abstiendrait de prendre les mesures nécessaires à sa protection tant qu’il se tiendrait tranquille. S’il était troublé à ce point, c’était par son invitation muette… des désirs qui resteraient à jamais inexprimés. Avec le drap et les couvertures désormais bien calés sous les aisselles, il s’adressa au plafond. Il trouvait bizarre d’adopter la même attitude que Murek et d’entamer une approche rhétorique de précepteur envers un nouvel élève. « Tu sais ce qu’un homme de Neuhadra attendrait de toi, n’est-ce pas ? »

Elle hocha la tête.

« Mais tu te demandes ce qui pourrait plaire à un étranger ? »

Un élément frénétique de son être lui intimait de ne plus jouer à l’intellectuel.

« Je dois satisfaire quiconque je sers, monsieur. »

Les phrases ambiguës de ce genre le rendaient fou.

« Tu dois donc me satisfaire alors que je peux avoir des désirs inconcevables ? Que ferais-tu pour un maître qui rêve de déguster une fille à la broche au petit déjeuner ? »

Elle couina et recula pour s’asseoir à l’autre extrémité du lit, les couvertures levées devant elle pour ne laisser dépasser que ses yeux. « Ce n’est pas prévu dans mon contrat ! »

Mais il percevait de la gaieté dans sa voix.

« Par chance pour toi, Fille, j’ai oublié mon couteau et ma fourchette à Agandre ! »

Elle regardait à présent sous les couvertures le corps qu’elle avait soigneusement dévêtu la nuit précédente, plus par curiosité enfantine que pour autre chose. « Ce sont vos dents que je redoute. On m’a appris à repousser couteaux et fourchettes, pendant ma formation. »

Elle laissa descendre les couvertures pour qu’il puisse la voir. Et elle était très belle, même si elle ne correspondait pas aux canons de la beauté gandriens. Il n’aurait pu dire si ses seins s’étaient entièrement développés. « J’ai tant sué pour vous hisser jusqu’ici que vous me trouveriez bien trop salée. Prendre un bain est d’ailleurs devenu pour moi une priorité. J’opterais pour des œufs et des saucisses, si j’étais vous. »

Elle lui adressa un sourire timide.

« Ah, l’appétit ! » Il soupira. « Tu as des œufs ? » Avec un piaillement identique à celui qu’elle avait poussé en s’emmitouflant dans les couvertures, elle sauta au bas du lit. C’était un désir facile à satisfaire. D’une chiquenaude, elle ouvrit un panneau mural sur un cuisineur. « Des œufs et une saucisse, et que ça saute ! »

Avoir une voluptueuse servante pour donner des ordres à un cuisineur qui faisait aussi office de serviteur… C’était pour Eron une nouvelle définition du luxe.

Ayant déjà terminé sa tâche, elle demanda : « Voulez-vous que je vous habille ?

— J’ai l’habitude de me vêtir tout seul.

— Voyons, monsieur ! Votre incompétence est flagrante ! Vos nippes manquent totalement de grâce. Vous n’avez aucun goût. J’ai pris la liberté de tout jeter dans le dispozoir. Vous devez me laisser faire. Je suis une styliste-née ! La nuit dernière, pendant que vous ronfliez, j’ai utilisé mon calib pour prendre vos mensurations et, depuis, le manufacturier du placard vous a tout préparé.

— Vous m’avez mesuré ? Vraiment ?

— J’avoue avoir été un peu déçue, car je m’attendais qu’un étranger ait des tentacules. Sans oublier que, comme vous aviez beaucoup bu, votre pénis ne mesurait que deux centimètres. »

Tout en attendant son petit déjeuner, il la regarda étaler sa nouvelle garde-robe. Il y avait même quelques faux cols ! Elle était pire qu’un robovalet ! Elle ne s’était quant à elle pas donné la peine de se vêtir et il tenta de se mettre dans la peau d’un quadragénaire marié (comme son père) qui avait le devoir d’initier à la sexualité une très jeune fille. Mais il n’avait pas l’âge requis pour faire quoi que ce soit avec cette enfant. Il lui était même interdit de penser avoir des rapports sexuels avec elle. Si on les avait surpris sur Agandre, il aurait été cloué au pilori ! Les jeunes garçons ne devaient pas s’intéresser aux jeunes filles. Celles-ci étaient réservées aux hommes mûrs qui avaient déjà l’expérience de la vie. Il connut un instant de révolte, à présent qu’il avait quitté Agandre à tout jamais ; là-bas, les adultes étaient fermement convaincus de l’immaturité des jeunes, quelles que soient leurs capacités ! Et il s’était passé tant de choses au cours des derniers mois qu’il se considérait aussi expérimenté que ses aînés.

Ce qui ne l’empêchait pas d’estimer qu’on aurait dû lui attribuer comme servante une femme mûre. Il tenta d’imaginer Mélinesa dans ce rôle et en fut incapable. Maîtresse, peut-être ? Servante, jamais ! Enfin, il se trouvait sur Neuhadra où les usages étaient différents. S’il était décidément exact que tous les étrangers étaient fous, complètement fous, il avait désormais un tel statut !

Fille bavardait tout en prenant des décisions délicates concernant les coloris, les coupes et les textures. C’était pire que tenter de se soustraire aux pièges mathématiques de Kapor ! Comment pouvait-on accorder tant d’importance à des vêtements ? Il savait à présent à quoi lui servait son ravissant petit fam ! Elle avait dû y stocker quarante millénaires de mode. Son dos nu était rendu désirable par les courbes exquises de cet appareil. Il cessa progressivement de l’écouter, fasciné par le fam. La prochaine fois qu’ils seraient couchés dans le même lit et qu’elle ronflerait, peut-être pourrait-il procéder à un échange. Il était conscient que ce n’était qu’un fantasme, car il était trop tard de dix ans pour une telle substitution. Les fams mettaient aussi longtemps pour mûrir que les hommes. Se trouver dans le secteur où ils en fabriquaient de si perfectionnés le rendait fou. D’ici, il aurait été possible de gouverner la Galaxie.

En théorie, à tout le moins. Cloun l’Obstiné l’avait tenté en demandant aux Façonneurs de mettre leur magie à son service. À en croire les rumeurs, ils avaient construit les visiharmoniques originaux pour Lakgan. « Le premier Citoyen de la Galaxie » avait échafaudé une stratégie fondée sur le contrôle personnel des esprits. C’était le sens qu’il convenait de donner au terme « premier ». Premier esprit. Ce qui s’était soldé par un échec. Pourquoi ? Cloun n’avait pas assimilé le plus répandu des clichés. Il était exact que la Galaxie était vaste. Qu’avait dit son précepteur, au sujet de cette vanité ? « Les hommes qui veulent tout régir parce qu’ils n’ont confiance en personne finissent par perdre tout contrôle sur eux-mêmes… comme un marionnettiste qui veut mettre en scène une foule de marionnettes et s’emmêle dans leurs fils. » Faire le nécessaire pour séduire Fille eût sans doute manqué de sagesse. Je lui résisterai, se dit-il vertueusement. S’il obtenait l’aval de son pénis, bien entendu.

Il la laissa malgré tout l’habiller. Les vêtements qu’elle lui avait choisis étaient confortables et il ne les jugeait pas trop voyants tant qu’il ne se regardait pas dans un miroir. Il déposa un baiser sur sa main. Mieux valait ne pas entamer le processus de séduction par une manœuvre plus compliquée. À présent qu’il était vêtu, il aurait aimé qu’elle s’habille à son tour. Il trouvait son corps gracile de plus en plus attirant. Elle avait un étrange organe supplémentaire greffé sous un bras, le long des côtes. Il crut tout d’abord qu’il était purement décoratif – une scarification indiquant son statut de servante, peut-être – mais il s’agissait de la connexion à laquelle elle fixait son poumon artificiel lorsqu’elle sortait de la demeure. À cause de l’atmosphère raréfiée de ce monde, évidemment.

Plus tard ce matin-là, Eron utilisa le terminal des archives pour famcharger un condensé de l’histoire de Neuhadra. Il couvrait quelques milliers d’années, en remontant à l’époque impériale et aux colonisateurs qui avaient traversé la trouée d’Helmar. Il n’avait nul besoin des incitations de son précepteur pour s’atteler à une tâche de ce genre.

Fille réapparut lorsqu’il décida d’aller se promener le long de la paroi du cratère. Elle insista pour qu’il s’équipe d’un collecteur d’oxygène dont le masque rabattable était si gênant. Puis elle s’évapora de nouveau. Sans doute le localisait-elle grâce à un gadget dissimulé dans ses effets. Peut-être surveillait-elle ses données vitales. Il refusait de mettre ce masque de poule mouillée. Il avait laissé loin derrière lui les jardins d’hiver et courait vers le bas de la pente, en pleine nature, lorsqu’il fut saisi d’étourdissements et que son couvre-chef bipa. Le masque s’abattit automatiquement sur son visage. Il fallait être fou pour s’installer sur un monde aussi inhospitalier. Il commençait à comprendre pourquoi de nombreux visiteurs qualifiaient Agandre de paradis.

Cette déclivité ressemblait à bien d’autres – elle s’abaissait progressivement vers un lac – mais on voyait ici de nombreuses traces laissées par un cataclysme. L’histoire de Neuhadra, qu’il avait stockée dans son fam, ne lui fut véritablement accessible que lorsqu’il la consulta pour interpréter ce qu’il avait sous les yeux. L’impact, qui s’était produit moins d’un million d’années plus tôt, avait détruit quatre-vingt-seize pour cent des formes de vie. L’écosystème n’avait pas encore comblé les niches écologiques vides.

Il reconnut sous la fine couche de neige la triple gueule d’une plante aux fleurs rouges qui gardait des vestiges de ses origines océanes. Elle rampait. De nombreuses espèces aquatiques feuillues avaient été mobiles, alors qu’il n’y avait pas eu une seule plante terrestre pouvant se déplacer un million d’années plus tôt. Elles n’avaient alors pas leur place sur ce monde. Il en était fasciné. Plus tard, il vit un des étranges fouisseurs-vibreurs locaux fuir d’un tronc de fougère pourri. Les grands animaux désormais éteints n’avaient pas été remplacés. Les fouisseurs-vibreurs se substitueraient peut-être à eux… si les rats, les lapins ou les chevaux ne les prenaient pas de vitesse. Certains chemins que l’évolution aurait pu emprunter resteraient à jamais inviolés à cause des humains et des envahisseurs venus des étoiles.

Eron vit des jonquilles (si elles n’avaient pas muté pour devenir autre chose). Comment ces fleurs reconnaissaient-elles le printemps sur une planète à l’orbite aussi excentrique ? Plus loin, un cocon attendait que la chaleur libère la larve qu’il contenait. Il n’était pas autochtone. Un insecte spatiopérégrin venu d’une mystérieuse planète, un vagabond descendu d’un vaisseau commandé par un inconscient ?

Debout sur la pente, Eron ne se demandait pas pourquoi le clan Glatim tenait le haut du pavé en matière de déviation de météoroïdes et de comètes. Il aurait presque pu écrire sa saga à partir des propos échangés autour de la table du banquet.

À l’origine, les Glatim s’étaient installés sur le pourtour de ce cratère en y étant contraints par la politique de « transfert des populations » de l’Empire qui avait suivi la Guerre des Marches. Lors de la Dispersion, nul ne redoutait que le ciel ne lui tombe sur la tête car l’Omnéité sécuritaire des Planètes impériales se chargeait d’éliminer astéroïdes, comètes et météoroïdes errants. Mais l’Omnéité avait disparu en même temps que l’Empire. Contrairement aux Helmariens de Neuhadra. Les Glatim vivaient toujours au bord de leur cratère, sous un ciel nocturne encombré d’étoiles filantes, pendant que sept soleils folâtraient en perturbant la stabilité des orbites planétaires. Une menace non négligeable.

D’autres qu’eux avaient sans doute tenté de prendre la relève de l’Omnéité, ailleurs dans la Galaxie, mais les Glatim étaient les mieux placés pour ça. La tradition des Façonneurs helmariens leur interdisait de se laisser décourager par les particularités des trajectoires de planétoïdes. En tant que survivants de la Guerre des Marches ils avaient été victimes de l’Empire et étaient ravis de leur subtiliser un secteur d’activités. Ils trouvèrent rapidement un protecteur en la personne de Cloun l’Obstiné qui leur devait sa puissance, puis leur position dans l’espace leur permit de prospérer sous la suzeraineté de Lointaine. Ils avaient consolidé leurs affaires pendant tout l’interrègne. Une simple question de mathématiques.

Eron était sidéré de constater qu’un petit voyage pouvait tant élargir le point de vue de quelqu’un, même s’il lui fallait ordonner ses pensées avec l’aide douteuse du fam complètement dépassé qui lestait ses épaules.

Il gravissait une pente de rocaille pour avoir une vue plus dégagée quand une voix le fit sursauter. « Par les spectres des Empereurs, vous voir me ravit ! s’exclama un Rigone haletant sorti de derrière les buissons qui bordaient le chemin. Attendez-moi ! »

Le Récup s’arrêta pour inhaler une bouffée d’air dispensée par son masque. « Cet endroit me donne les chocottes. On pourrait marcher un klom après l’autre sans rencontrer âme qui vive. C’est pire que partir à la dérive dans les profondeurs de l’Espace où on a une chance sur deux de tomber sur des extraterrestres à chaque épisode ! »

Eron lui désigna le lac.

« Impressionnant, n’est-ce pas ? »

Un haussement d’épaules de Rigone révéla ce qu’il en pensait.

« Dans quelle mesure connaissez-vous Murek Kapor ?

— Assez bien. » Eron y réfléchit. « Mais moins que je ne le croyais.

— Je me suis retrouvé enfermé avec lui dans un cercueil pendant des décaveilles. Il se livre à des jeux qui nous dépassent. Il est sympathique, mais… difficile à cerner.

— Il aime également jouer lorsqu’il m’enseigne quelque chose. »

Rigone s’adoucit. « Je ne me référais pas à des jeux de ce genre. Certains sont plus dangereux que d’autres. Je vous ai vu sortir et je vous ai suivi – ici où nous ne risquons pas d’être espionnés – pour vous demander quelque chose. J’espère en tout cas qu’il n’y a pas des mouchards des Façonneurs suspendus à ces branches et que nous pouvons parler d’homme à homme, ou de garçon à garçon. Bon sang, ils ne pourraient pas monter un peu le chauffage ? Non, ne dites rien. Ne me révélez pas vos intentions. Vous êtes assez âgé pour avoir des pensées qui vous sont propres. Et vous avez tout à y gagner, bordel !

— Sur la planète d’où je viens, vos propos choqueraient bien des gens, fit Eron avec la voix râpeuse que prenait son père pour se débarrasser des importuns arrogants.

— Et sur la planète d’où je viens, on considérerait que je suis bien trop bavard. Mais nous devons nous entendre, en privé. Cela ne concerne que votre problème et le mien. J’ai décidé de jouer le jeu de votre précepteur. J’ignore ce qu’il désire mais, comme je sais qu’il refusera de me le dire, je m’abstiens de lui poser la question. Vous voulez que votre fam soit boosté. Vous l’avez dit… et répété. Kapor le souhaite aussi et il m’a demandé de faire le nécessaire. Il en découle que vous avez deux problèmes.

« Premièrement : l’insistance de Kapor est suspecte. S’il peut effectivement estimer que vous avez besoin d’un fam plus performant, il peut aussi avoir d’autres motivations. C’est à vous de le déterminer. À mon humble avis, changer de fam est dans votre cas inutile. Si vous méprisez la technologie de Lointaine, moi pas. Vous le dites obsolète ? Et après ? J’ai dans ma collection d’antiquités un objet qui doit avoir cent mille ans, si ce n’est pas un faux très réussi. C’est censé être un silex de vieille Ther. Authentique ou bidon, il permet toujours de dépouiller un lapin. »

Pour démontrer qu’il avait un certain sens de l’humour Eron allait déclarer qu’il devait exister des outils mieux adaptés qu’un scalpel en silex pour exciser son fam quand Rigone changea brusquement de sujet. Il trouva un tronc moussu aux branches depuis longtemps dénudées que le vent avait débarrassé de sa neige. Il s’y assit.

« Ce monde me sidère ! Ils laissent tomber un arbre et ne s’en servent même pas ! Nous l’utiliserons quant à nous comme banc. Asseyez-vous. » Il leva la main pour empêcher Eron de l’interrompre. « Ne dites rien. Vous êtes censé m’écouter.

— Je vous écoute.

— Deuxièmement : Kapor veut me présenter quelqu’un qui assurera ma formation en mettant à jour mes connaissances. Je crois qu’il dit vrai. C’est également suspect, et ça mérite réflexion. Pourquoi cet expert ne fait-il pas lui-même ce travail, au lieu d’en charger un amateur dans mon genre ? C’est un jeu dont les règles nous échappent. Attention, je ne suis pas un novice ! Tout d’abord parce que je connais mes limites. C’est le propre des gens responsables. Murek veut que j’apprenne ce qui est nécessaire pour upgrader votre fam. J’ai réalisé des prodiges sur ces appareils – en m’écartant parfois de la légalité – mais je tiens à préciser que je n’ai jamais, je dis bien jamais, endommagé un seul esprit. Je n’ai aucune envie que ça change. Je ne toucherai pas à votre fam avant d’avoir la certitude d’en être capable. Trop de choses en dépendent. Dont ma vie. Si vous vous mettez à loucher après l’intervention, je serai un homme mort. Vous saisissez ? Vous pouvez encore refuser.

— Bien sûr. Mais je veux que vous le fassiez.

— Vous le voulez ? Vous avez tout d’un jeune imbécile saisi par la fièvre de l’Espace et parti à la recherche de l’Eldorado. L’Eldorado est une étoile qui attire les papillons de nuit… et contre laquelle ils se brûlent les ailes ! Je le ferai, si vous insistez. Mais n’oubliez jamais que deux hommes qui s’entraident n’ont pas nécessairement le même but. C’est comme si j’avais la coque d’un vaisseau et vous un hyperpropulseur atomique. Nous avons besoin l’un de l’autre… mais pas pour aller au même endroit. De tels détails peuvent déclencher, hm, une sacrée bagarre.

— Rien ne nous empêche de gagner successivement nos destinations respectives.

— Il n’est pas interdit de rêver. Ce n’est pas moi qui suis en cause, mais votre précepteur. Je marche dans cette affaire parce que c’est mon tour de jouer et que je dois marquer des points ou déclarer forfait. Mais ce n’est pas une raison pour déplacer mes pions à l’aveuglette. Chaque décision a des conséquences et celui qui n’est pas prêt à encaisser le recul ne presse pas la détente. S’il est probable que ce qui en résultera me déplaira, je laisse tout tomber. Celui qui n’a pas conscience des retombées de ses actes les subit malgré tout. Les enfants ne croient pas en la réalité de la mort mais elle les menace eux aussi. Les innocents aux yeux écarquillés grillent en même temps que les coupables. Enregistrez ça dans votre fam. C’est à vous de voir. C’est votre tête.

— Allez-vous faire de moi un génie ? »

Rigone se mit debout d’un bond, comme un possédé. Il leva les bras et rugit vers le ciel. « Non, non, non… un millier de fois : non ! Vous ne vous rendrez même pas compte que les capacités de votre cerveau ont été étendues ! Vos pensées seront les mêmes qu’avant. Mais, en certains domaines, quand vous vous y attendrez le moins, vous serez un peu plus rapide, voire un peu plus malin.

— Pourrai-je rugir comme vous ? » Eron rit.

« Par l’Espace, mon garçon ! Ne pouvez-vous pas comprendre à quel point tout ceci est sérieux ? D’accord, vous faites le pitre et je suis raisonnable. Je vous ai abordé pour vous promettre une chose. Je me fiche de ce que vous pensez de votre précepteur. S’il me semble que vous aurez à en pâtir, je laisse tout tomber. Et si je dois regagner Sublime Sagesse les mains vides, je dirai à ce foutu amiral d’aller se faire voir au fin fond de l’Espace… Après quoi il ne me restera qu’à espérer que mes amis mettront des gants noirs pour mes funérailles. Pourquoi ? Parce que si j’endommageais votre microcerveau, cela aurait des conséquences que je refuse d’imaginer. »

Eron lançait des morceaux de mousse vers les lèvres triples d’une plante qui avait pu, ou non, se rapprocher d’eux depuis qu’il l’avait vue pour la dernière fois. Emportée par la brise, la mousse roulait sur la neige pour aller s’empêtrer dans les liserons et les brindilles dénudées. Eron savait l’enjeu trop important pour que Rigone batte en retraite. La puissance était enivrante.

Rigone le dévisageait avec une exaspération croissante. « Si vous étiez mon fils, je prendrais un martinet pour en cingler vos fesses.

— Mais je ne suis pas votre fils et me voilà devenu un voyageur. Je dois forger ma propre destinée.

— Ou mourir !

— J’en doute. Ne savez-vous pas que les jeunes gens sont immortels ? La mort n’est une réalité que pour les vieux croûtons dans votre genre. »

Psychohistoire en péril, I
titlepage.xhtml
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Kingsbury,Donald-Psychohistoire en peril, I(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html